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« 1984 » : analyse du roman par F.L.

Portrait de Virginie

        Le livre est une critique épouvantée des techniques modernes de surveillance et de contrôle des individus et une méditation philosophique sur la pire fin de siècle imaginable.

Il décrit une Grande Bretagne trente ans après une guerre nucléaire entre l'Est et l'Ouest censée avoir eu lieu dans les années 50 et où s'est instauré un régime de type totalitaire  fortement inspiré à la fois du stalinisme et de certains éléments du nazisme. La liberté d'expression n’existe plus. Jusqu’aux pensées, les vies individuelles sont minutieusement surveillées. Parabole du despotisme moderne, l'univers imaginé par l'écrivain anglais a donné naissance à l’adjectif « orwellien », devenu un terme utilisé fréquemment.

Certains intellectuels ayant connu le régime stalinien, comme Czeslaw Milosz, reconnaissent son étonnante intuition des mécanismes politiques et psychologiques du totalitarisme soviétique, quand bien même il ne l'a pas connu.

Le concept de Big Brother inventé dans 1984

L’Angsoc (mot novlangue pour « Socialisme Anglais »), régime social et politique d’Océania, une des trois puissances du monde, divise le peuple en trois classes sociales : le « Parti Intérieur », classe dirigeante, le « Parti Extérieur », travailleurs moyens, et les « proles », classe ouvrière représentant 85% de la population, entassée dans les bas-quartiers.

La principale figure du roman, Big Brother, est le chef du « Parti », donc de l'État, objet d'un culte de la personnalité. La propagande est assurée par d’immenses affiches placardées dans les rues, indiquant à tous que "Big Brother vous regarde " (Big Brother is watching you) et par les « télécrans » dans les domiciles privés et les lieux publics. Big Brother n'apparaît jamais en personne. Il est représenté par le visage d'un homme d'environ 45 ans, moustachu, fixant les gens dans les yeux, avec une expression sévère mais rassurante. Bien qu’il soit affirmé que Big Brother est le créateur du parti, ainsi que le héros d'innombrables exploits, le visage public semble trop jeune pour avoir participé à des événements lointains et il ne vieillit pas. Il devient évident pour le lecteur que Big Brother est une icône de propagande qui n'existe pas en tant qu'être humain.

Big Brother est devenu une figure métaphorique du régime policier et totalitaire, de la société de la surveillance, ainsi que de la réduction des libertés, passée aujourd’hui dans le langage courant.

Le bouc émissaire

L’ensemble des maux qui frappent la société est attribué à un opposant, le « Traître Emmanuel Goldstein », dont le nom et la description physique ressemblent beaucoup à Lev Davidovitch Bronstein alias Léon Trotski. Des séances d'hystérie collective obligatoires, les « Deux minutes de la haine », moment rituel de la journée, sont organisées quotidiennement, où le visage de l'ennemi de l'Angsoc est diffusé sur les écrans.

Ce Goldstein peut aussi être considéré, tout comme Big Brother, comme une allégorie immortelle, la personnification du mal, de la déviation par rapport au Parti.

Les instruments de l’oppression

    Les télécrans

Au domicile, sur les lieux de travail, dans les lieux publics, sont disposés des «télécrans», système de vidéosurveillance et de télévision qui diffuse en permanence les messages et les slogans du Parti. Les télécrans permettent à la « police de la Pensée », redoutable organisation de répression, d’entendre et de voir ce qui se fait dans chaque pièce. Allumés en permanence, ils abrutissent la population. Seuls les membres du parti intérieur (2% de la population) peuvent arrêter leur télécran, pendant une courte période. Orwell a intégré à son récit une innovation qui faisait débat à l'époque : la télévision, dont le nom était en lui-même tout un programme. La confusion entre récepteur et caméra était répandue à ses débuts, certaines des rares personnes équipées se croyant surveillées par l'appareil.

Cette inquiétude a servi dans Les Temps modernes de Charlie Chaplin : le patron de Charlot le suit des yeux et le rappelle à l'ordre à travers l'écran géant où il apparaît.Ray Bradbury a peuplé les murs des maisons d’écrans géants de télévision interactive dans Farenheit 451, écrit entre 1947 et 1951, publié en 1953 (en France en 1955). L’idée sert de base au film 2001: l'Odyssée de l'espace, de Stanley Kubrick, sorti en 1968 : l'ordinateur Hal 9000 surveille en permanence le vaisseau spatial et son équipage par ses caméras déployées partout.

Les enfants sont endoctrinés très jeunes et encouragés à dénoncer leurs parents au moindre symptôme de « manque d'orthodoxie ». Ici, Orwell fait écho à une pratique du système soviétique et anticipe de façon étonnante la Révolution culturelle maoïste, où les jeunes Gardes rouges seront dressés à dénoncer publiquement parents, voisins et enseignants.

    Le novlangue

En plus de l'anglais classique, encore langue officielle d'Océania, l'Angsoc a créé une langue, soumise à une politique de réduction du vocabulaire. Les mots novlangues eux-mêmes, de peu de syllabes afin d'être prononcés rapidement, sont conçus pour éliminer la réflexion et rendre impossible la formulation de pensées subversives. La version finale du dictionnaire novlangue doit éliminer tout autre mode d’expression. Le langage est réduit à une fonction informative. Le but de ces appauvrissements planifiés est d'hébéter le peuple pour mieux le contrôler. L'ignorance élevée au rang de fondement social remet en question la pertinence de l'éducation, de la philosophie, et même des lieux de savoir (faits par l'homme et pour l'homme).

Les pompiers pyromanes sont chargés de brûler les livres condamnés, contraires aux idées du parti et de pourchasser les asociaux.

    L’Histoire

Pour asseoir sa domination, le Parti a fait main basse sur les archives. Il peut ainsi truquer faits et documents et faire accepter sa propre vérité historique. Sans contradicteur, il pratique la désinformation et le lavage de cerveau.  Il fait disparaître les personnes encombrantes et modifie leur passé. Il peut également les faire passer pour des traîtres, des espions ou des saboteurs, grâce à de faux aveux arrachés aux intéressés. C'est le principe de la « mutabilité du passé » car « Qui détient le passé, détient l’avenir ». Même si un fait est objectivement réel, il n'existe (dans le sens qu'il n'a de conséquences) que s’il est dans la mémoire de l’homme.

    La Misère

Enfin,  le pouvoir peut employer la misère à des fins politiques : Goldstein attribue les pénuries sévissant sous l'Angsoc à une stratégie délibérée du pouvoir plutôt qu'à un échec économique.

Le découpage du monde

 dans 1984 est un reflet des inquiétudes d'Orwell et l'un des avertissements du livre. Les États-Unis font partie d'Océania qui regroupe en fait les pays anglo-saxons. Un peu à la manière des Temps modernes de Chaplin, Orwell voyait dans les États-Unis la quintessence du monde moderne « techno-maniaque ».

Les humains

Winson Smith, 39 ans, habitant de Londres en Océania, est un employé du Parti Extérieur, c'est-à-dire un membre de la « caste » intermédiaire. Au ministère de la Vérité, ou Miniver en novlangue, son travail consiste à remanier les archives historiques afin de faire correspondre le passé à la version officielle du Parti. Ainsi, lorsque Océania déclare la guerre à Estasia alors qu'elles étaient en paix deux jours auparavant, les employés du ministère de la Vérité doivent veiller à ce qu’aucune trace écrite n'existe plus de l'ancienne alliance.

Winston ne réussit pas à pratiquer cette amnésie volontaire, donc à adhérer aux mensonges du Parti. Le roman s'ouvre sur les projets d'écriture de Winston : il désire garder une trace écrite et donc fixe du passé, en opposition à la propagande d'Océania. Il se rend compte qu’il peut être traqué par la police de la Pensée et doit dissimuler ses opinions « contestataires » aux yeux de tous.

Julia est une jeune femme du Commissariat aux romans, membre de la « Ligue anti-sexe des juniors », d'apparence disciplinée. Pendant les Deux Minutes de la Haine, Winston croise Julia. Il pense qu'elle est une espionne de la Police. Mais elle le détrompe discrètement et ils tentent de vivre une idylle clandestine.

Ils rêvent d’un soulèvement, croient à l’existence cachée d’une Fraternité qui unirait les réfractaires. Ils prennent contact avec O’Brien, personnage intelligent et charismatique, dont Winston a l’intime conviction qu’il est membre de la Fraternité. O’Brien leur fait parvenir « Le Livre » de Goldstein, l’ennemi du peuple. Y sont expliqués tous les mécanismes du système et des manipulations psychologiques mis en place en Océania.

En fait, O'Brien n'a jamais été membre de la Fraternité ; bien au contraire, il est justement chargé de traquer les « criminels par la pensée ». Les amants sont arrêtés. Winston est torturé et humilié pendant un temps indéterminé jusqu'à ce qu'il perde toutes ses convictions morales et soit prêt à accepter sincèrement n'importe quelle vérité, pourvu qu'elle émane du Parti. Il renie Julia et devient un fervent admirateur du système totalitaire. Julia a également renié sous la torture. Leur sentiment mutuel est mort.

Néanmoins, dans la dernière page du livre, on apprend qu'il va être exécuté par la Police de la Pensée. Pourquoi supprime-t-elle un homme qui est entièrement favorable au régime ?

La réponse tient dans la nature même du régime totalitaire et dans sa logique : la vie individuelle ne vaut rien et n'a aucune signification. Le système tue non seulement ses opposants, comme dans les régimes dictatoriaux « classiques », mais aussi ses plus fervents partisans, comme dans le phénomène des Grandes purges staliniennes des années 1930. Personne n'est à l'abri. Etre un partisan du régime en place ne garantit en rien qu'on aura la vie sauve. Qui veut anéantir toute forme de liberté en contraignant les corps, le langage, la sexualité, les déplacements, la pensée politique et la pensée privée, doit « empêcher toute échappatoire » : non seulement les amis du régime peuvent être exécutés, mais les ennemis sont d'abord convertis avant de subir le même sort. Ainsi, quoi qu'on fasse, quoi qu'on pense, quoi qu'on dise, le Parti, pour toujours, est le plus fort, anéantissant toute trace présente, passée et future d'opposition.

 

Même aujourd’hui, où l’humanité semble avoir atteint les bornes de l’horreur dans l’oppression, la vision anticipative de George Orwell fait froid dans le dos…