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« L’île mystérieuse » de Jules Verne (1875) et « Capitaines courageux » de Rudyard Kipling (1897) Ressemblances et dissemblances Esquisse rapide

Portrait de Virginie

Par MES

Ces deux ouvrages ont en commun d’avoir été écrits à peu près à la même époque, par des auteurs européens appartenant à la même société bourgeoise, aisée, cultivée et voyageuse, d’exploiter des thèmes identiques et d’être l’un et l’autre des œuvres d’imagination, sans élément autobiographique. Leur parenté est si forte que l’on pourrait croire à une « contagion » comme cela se produit parfois dans les milieux littéraires et scientifiques. Il est d’autant plus curieux de constater qu’ils sont rarement mis en parallèle.

Les points communs (plus nombreux que les points de divergence) :

* Il s’agit du récit d’une conversion et d’une rédemption, tel qu’on peut le caractériser par des éléments constants :

Une séparation brutale du milieu habituel

Dans « L’île mystérieuse » (IM) ce sont les Etats-Unis de l’Amérique du Nord, synonyme de démocratie et de liberté au XIXè, que l’on doit quitter en urgence, par nécessité vitale. Dans « Capitaines courageux » (CC), c’est, en route pour l’Europe, un paquebot de luxe, américain lui aussi, qui symbolise une vie très aisée, facile et assez irréaliste.

Une chute, événement imprévu et a priori catastrophique, symbole de mort

Dans IM, l’évasion d’une ville assiégée, le vol d’un ballon par cinq hommes, la tempête et la chute de la nacelle dans la mer ; dans CC, l’accident pendant une nuit de brouillard, la chute du jeune Harvey Cheyne, du pont des « premières » dans l’océan, à l’insu de tous.

Une reprise de la vie dans un lieu isolé, coupé du monde

Dans IM, une île déserte, inconnue et loin de tout ; dans CC, une goélette de pêche à la morue, perdue dans les brumes de l’Atlantique nord.

Un changement radical de repères

D’un mondialisme et d’un individualisme assez irréels, les acteurs « rétrogradent » à une cellule de base : un groupe humain de petite taille devient pour chacun de ses composants le centre du monde et le gage de la survie. Dans IM, l’équipe soudée formée par un adolescent et quatre hommes, rejoints plus tard par un cinquième qui émerge lui-même d’un Enfer très réel. Dans CC, l’équipage réduit d’un morutier, monde clos, vivant dans une promiscuité primaire et chaleureuse.

Ceux qui ont vécu cette expérience ne seront plus jamais les mêmes. Cette transformation rencontre chez les autres, ceux qui ne l’ont pas vécue, la même incompréhension et le même étonnement. Dans IM, les occupants du Duncan, yacht qui récupère les six naufragés après l’explosion de l’île, n’en reviennent pas de les trouver sur un bout de rocher qui ne correspond à rien de connu. De même, dans CC, les parents désespérés du jeune Harvey ne croiront pas leurs yeux de se retrouver avec un fils vivant et totalement transformé.

* Il s’agit d’un plaidoyer pour l’importance des relations individuelles et/ou collectives

La coopération, l’amitié et la fraternité sont des valeurs fondamentales, inspiratrices de tous les héroïsmes et de tous les progrès. C’est seulement grâce à la fraternité et à la chaleur humaine que l’homme est ou redevient humain. Dans IM, l’image la plus frappante de ce changement en profondeur est celle du personnage d’Ayrton, convict criminel abandonné sur l’îlot Tabor, devenu un animal sauvage et recueilli par les « colons » et à qui Cyrus Smith adressera ces paroles de « re-connaissance » : « Tu es homme puisque tu pleures ». Dans CC, bien plus qu’au coup de poing de Disko, c’est grâce à la complicité et l’affection qu’Harvey partage avec l’autre mousse, fils du capitaine, et à sa découverte de l’Autre par son contact rugueux avec les individualités des autres matelots qu’il s’affranchira de son nombrilisme d’enfant gâté qui le « dé-figure ».

* Il s’agit d’un monde mâle, où l’image du Père est prépondérante

Même pour l’époque, l’absence de toute figure féminine est stupéfiante dans ces univers hyper-virilisés où non seulement aucune femme ne paraît mais d’où sont bannies des « vertus » considérées comme féminines (douceur, émotion, esthétisme) voire même le sentiment de la peur. Ce sont des « odes » à la masculinité ! Dans IM, le personnage central, qui assure l’homogénéité du groupe et sur qui tout repose, est l’ingénieur Cyrus Smith, archétype du « grand mâle », plein de savoir et d’expérience. Il ne cèdera la place qu’à l’irruption d’un être mystérieux, doté de pouvoirs providentiels, qui est un« super-grand-mâle ». Etonnant aussi le personnage d’Harbert, enfant sans mère, enfant d’hommes, qui est le « petit » du groupe. Dans CC, le capitaine Disko Troop incarne le « commandant », second-personnage-après-Dieu sur tout navire qui se respecte, doté au surplus de véritables dons de clairvoyance au moins ichtyologique car, pour le « cas » de Harvey, il se plante mais il est vrai qu’un garçon n’est pas une morue ! Comme il ne peut faire autrement, Kipling met bien en scène la mère d’Harvey mais c’est pour l’accabler de tous les maux : jolie et élégante mais fragile, de tempérament nerveux et inquiet, elle est présentée à la limite comme la responsable du déséquilibre de l’adolescent (K. ne dit rien, bien sûr, du rôle négatif du père pris par « ses affaires » et toujours absent).

* Il s’agit d’un monde laïc d’où Dieu a été expulsé mais laisse des traces

Il est assez paradoxal, mais en fin du XIXè ce n’est pas si surprenant, d’arriver en même temps à affirmer sa foi dans une transcendance et à s’en défendre avec autant de vigueur. Même dans les « miracles » que représentent dans IM la découverte d’Ayrton et la survie des colons, leur sauvetage final, il n’est pas question de Providence et pourtant tout est providentiel. Dans CC, la vague qui emporte Harvey elle-même « prend l’enfant sous son bras » et l’accroche à la ligne de pêche du matelot Manuel. Que sont donc le Capitaine Nemo capable de guérir (le jeune Harbert) et de ressusciter un homme (Ayrton) dans IM ou le millionnaire Cheyne dans CC, à qui sa richesse, très valorisée, ses relations, bref sa Toute-puissance permettent de modifier les destins, de Dan, de son père et des autres ? La figure divine est là mais elle a le visage d’un homme…

Les divergences

* Les images de la société

Chez Jules Verne, chez qui on déplore des opinions plus racistes ou anti-sémites que ne l’autorise son époque, l’image de la société idéale de l’Ile mystérieuse est très réactionnaire : les statuts sont très hiérarchisés et les rôles étroitement codifiés. L’ingénieur, personnage emblématique du progrès technique auquel le siècle et l’auteur particulièrement rendent un véritable culte, vient en tête. A côté de lui mais sur la seconde marche du podium vient le journaliste, censé à cette époque représenter la curiosité, l’ouverture d’esprit, l’impartialité, le courage physique et intellectuel, puis sur la troisième, le jeune homme doué. Voilà pour l’intelligentzia, l’élite intellectuelle et culturelle. Vient ensuite le monde servile : le marin à la fois domestique et homme de confiance, personnage humble sans droit à la parole, en dépit de ses compétences, puis en dessous, le cuisinier qui est noir et chante (ce qui n’est vraiment pas sérieux, comment faire voter un être qui chante ?) et à ce dernier niveau un grand singe qui, à la limite, reçoit plus d’égards et d’intérêt que Nab, avec qui il « fraternise » (aïe, aïe, aïe, que cela est donc mal venu…).

Kipling, chantre de l’Empire britannique, manifeste pourtant une ouverture plus large, oh pas de beaucoup mais à côté de J. Verne on a l’impression d’un peu d’air… Il n’est pas question de contester le capitaine - ça ne se fait pas plus chez les morutiers que dans la Royale - mais lui faire une farce n’est pas un crime de lèse-majesté et Disko Troop est avant tout un brave homme. Dans son navire, un bon pêcheur est plus coté qu’un homme futé et les capacités humaines et professionnelles font oublier bien des indigences : c’est ainsi qu’un silence plein de compassion couvre un possible passé criminel ou la pauvreté d’esprit, voire la folie déclarée. L’enfant, le simplet, l’étranger sont acceptés sans phrases ni salamalecs et assurés d’une protection. Chaque individualité est mise en valeur et peut s’exprimer, dans le respect des convenances maritimes, bien sûr. Le cuistot, seul Noir de l’équipage, est une figure-clef du récit : il a la certitude absolue de la véracité des histoires d’Harvey et de l’excellence de son destin. Son don de voyance, ses prophéties obscures le font respecter et même craindre de toute la flottille.

* La sensualité

Il y a plusieurs façons de raconter des histoires : on peut s’en tenir aux faits ou montrer la beauté du monde. Dans IM, comme dans à peu près tous les livres de J. Verne, ce qui manque, c’est la sensualité. C’est d’une sécheresse d’entomologiste. Voilà des gens qui vivent dans une île ravissante, variée, fleurie, arborée, entourée d’eaux transparentes et tièdes, ils n’y font que marcher, couper du bois et chasser. Tous ces gibiers de poil et de plume n’ont ni couleurs ni chants. Et des ragoûts qu’en fait Nab, le cuisinier, des arômes d’épices et de viandes qui s’épandent dans les grandes cavités de la falaise, on ne sait rien, on ne sent rien. D’ailleurs les mangent-ils, ces ragoûts ? Ils chassent mais ne dînent pas ! La seule volupté qu’ils s’autorisent, c’est, parfois, fumer une pipe en regardant le soleil se coucher. Comme j’ai essayé de le montrer dans mon mot précédent, on apprécie dans l’œuvre de Kipling une sensualité, une couleur, une saveur, un parfum qu’il doit sans doute à son séjour d’enfance en Inde. Quand vous refermez « Capitaines courageux », vous avez dans les narines l’odeur de la mer et à l’estomac une sensation de vide, car où trouver la fricassée de foies et de cœurs de morue de Doc, sur la terre ferme ????

* La caractérisation des oeuvres

Ces deux livres ne peuvent être rangés sans hésitation dans une littérature destinée à une clientèle enfantine ou adolescente, bien que tous deux se déclarent dans la même intention de former la jeunesse. L’Ile mystérieuse est indiscutablement, d’abord et peut-être seulement, un récit d’aventures, et même si un adolescent y figure, la façon dont sont traités les thèmes incline vers une clientèle d’adultes, comme presque toute l’œuvre de Jules Verne. Quant à « Capitaines courageux », il me semble plus apparenté à un conte moral, grande spécialité anglo-saxonne et ressemble furieusement au fameux poème « If » du même Rudyard Kipling.