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- Micromegas, une histoire philosophique - par F.L.

Portrait de Virginie

Publié en 1752/54, après une première mouture -disparue- de 1739 (Le voyage du baron de Gangan), ce conte est certainement le plus ancien récit de voyage interplanétaire à partir non de la Terre mais d’un autre monde.

Il utilise le procédé de l’« œil neuf », déjà employé par Montesquieu dans les Lettres persanes (1721).

 

Un « voyage philosophique » plein de poésie et d’esprit :

Né sur une des planètes de Sirius (étoile binaire la plus brillante de notre ciel après le soleil, et une des plus proches du système solaire –8,6 années lumière « seulement »), Micromégas (Petit-Grand), jeune homme de grande culture, de caractère aimable et « de beaucoup d’esprit », a des dimensions impressionnantes (taille : trente-neuf km). Banni après avoir perdu un méchant procès scientifico-philosophique contre une sorte d’Inquisition, il se met « à voyager de planète en planète pour achever de se former l’esprit et le coeur »

« Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation, et toutes les forces attractives et répulsives. Il s’en servait si à propos que, tantôt à l’aide d’un rayon de soleil, tantôt par la commodité d’une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la Voie lactée en peu de temps (…) ». Il arrive à Saturne, dont il trouve les habitants très petits, puis repart avec ses compagnons. Ils « sautèrent d’abord sur l’anneau qu’ils trouvèrent assez plat (…) ; de là ils allèrent de lune en lune. Une comète passait tout auprès de la dernière ; ils s’élancèrent sur elle avec leurs domestiques et leurs instruments (mathématiques)». Ils restent un an dans Jupiter, puis côtoient Mars, « si petit qu’ils craignirent de n’y pas trouver de quoi coucher ». Après un long temps, ils trouvent la Terre et se décident à y débarquer, en dépit de ses dimensions minuscules : « Ils passèrent sur la queue de la comète, et, trouvant une aurore boréale toute prête, ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord méridional de la mer Baltique, le 5 juillet 1737 (…). » Ils croient ce monde inhabité, car ils ne voient ni sentent personne dessus. Mais le collier de Micromégas casse fort opportunément, et ils découvrent à travers un des diamants, microscope improvisé, une baleine puis un bateau.

Micromégas, qui se sent chatouillé, découvre les hommes de l’équipage sur son doigt et grâce à des trouvailles ingénieuses, réussit à communiquer avec ces êtres de « l’abîme de l’infiniment petit », qui se révèlent scientifiques et philosophes. Leurs capacités de raisonnement et leurs connaissances le ravissent. Toutefois, ahuri de la prétention de ces « petites mites », il éclate d’un rire homérique et leur laisse en s’en allant « un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usage » pour leur permettre de voir « le bout des choses ». Las ! une fois ouvert, ce livre se révèle vierge de toute écriture, « tout blanc »…car le savoir n'est ni absolu ni définitif : il n'épuisera jamais la réalité, il restera toujours relatif. L’être humain n’a pas fini de se poser des questions…

Le monde scientifique et philosophique de Voltaire, rappels :

Le voyage des deux philosophes repose sur des bases scientifiques solides. Depuis qu’il réside à Cirey (1737-1738) avec Mme du Châtelet, la belle Emilie, experte en science et en astronomie, qui de 1745 à 1749 traduit en français le livre de Newton, l’univers de Voltaire s’est ouvert à la science. Il découvre Newton grâce à elle et s’enthousiasme. Il est passionné comme tout son temps par les grands voyages d’exploration : voyages de Cook (entre 1769 et 1778), circumnavigation de Bougainville (1768) (son « Voyage autour du monde », publié en 1771, sera un succès sans précédent) et par les grandes expéditions scientifiques que Louis XV envoie aux quatre coins du monde.

Pris dans l'effervescence du développement des sciences, les philosophes se donnent un nouveau rôle : non seulement expliquer le monde, mais l'aider à progresser. Bayle et Fontenelle « vont lutter contre la croyance au surnaturel, fonder la tolérance sur le scepticisme religieux, dissocier la morale de la religion, définir les règles de l'esprit scientifique et affirmer l'idée de progrès matériel et moral ». Nombre de philosophes condamnent la métaphysique, estimant qu'il ne sert à rien de spéculer sur l'insaisissable. Le métaphysicien est tourné en dérision - notamment par Voltaire.

  • Dès les années 1670, Leeuwenhoek et Hartsoeker perfectionnent des microscopes et se passionnent pour l'observation des êtres minuscules.
  • En 1686, Fontenelle publie les Entretiens sur la pluralité des mondes, ouvrage d'astronomie vulgarisant les travaux de Descartes et de Copernic. Il manifeste son scepticisme à l'égard de la métaphysique et du merveilleux, sa foi dans la méthode scientifique. Il se moque de l'homme qui se croit au centre de l'univers, il affirme le relativisme.
  • En 1687, Newton publie les Principes mathématiques de la philosophie naturelle, où il expose sa loi universelle de la gravitation. En une formule mathématique, il explique la mécanique céleste. C'est un profond bouleversement. Une nouvelle physique s'impose, dépouillée des préjugés, une physique autonome où religieux et métaphysiciens n'ont plus leur mot à dire. Voltaire publie en 1738 les Éléments de la philosophie de Newton, et en 1740 la Métaphysique de Newton.
  • En 1689, le philosophe anglais Locke publie son Essai sur l'entendement humain, l'un des ouvrages fondateurs de l’empirisme. En évitant toute idée préconçue, en écartant les problèmes métaphysiques parce qu'insolubles, il tente de prouver, avec prudence et méthode, que les idées viennent de l'expérience et des faits. Il rappelle ainsi la philosophie à l'exigence du concret. Cet essai a une influence importante sur la pensée du XVIIIè siècle et notamment sur Voltaire. Celui-ci fait l'éloge de Locke dans ses Lettres philosophiques (1734) et dans Micromégas.
  • En 1732, de Maupertuis répand les théories de Newton dans Discours sur les différentes figures des astres, ce qui lui vaut l'admiration de Voltaire. En 1736 et 1737, il mène une expédition en Laponie qui permet, en comparant les mesures de deux degrés de méridien (l'un en France, l'autre dans le grand nord), de confirmer une déduction de Newton : la terre est aplatie aux pôles. Voltaire parle de ce voyage dans les Éléments de la philosophie de Newton, puis dans Micromégas.
  • En 1734, Pope publie son poème Essai sur l'homme. Voltaire envisage un moment de traduire le poème, puis il imite Pope dans Discours en vers sur l'homme (1738).

La science et l’actualité la plus récente sont ainsi mises  à contribution :

Les événements évoqués dans le conte sont principalement de la période 1736-1738 (expédition en Laponie de Maupertuis, guerre russo-turque de 1735-1739)

Le livre d'entomologie écrit par Micromégas fait songer aux Mémoires pour servir à l'histoire des insectes, publiés de 1734 à 1742 par Réaumur. Le diamant du collier rappelle les perfectionnements apportés aux microscopes depuis le XVIIè qui permettent de découvrir tout un monde nouveau. Un des savants de l'expédition évoque les travaux de Swammerdam et de Réaumur. Le narrateur parle de Leuwenhoek et de Hartsoeker, qui ont observé des spermatozoïdes.

Le « nain », secrétaire de l’Académie de Saturne, qui deviendra le compagnon de route de Micromégas, est la caricature outrancière de M. de Fontenelle.

Le bateau est celui de l’expédition Maupertuis en Laponie, qui s’échoue (11 juin 1737) sur une plage de la Baltique, moins d’un mois avant la prétendue date d’arrivée des géants extraterrestres sur terre (5 juillet). On voit que Voltaire ne recule pas devant la tentation du canular…

La morale de l’histoire

Micromégas est un conte philosophique. Sous couvert de divertissement, il dénonce les maux dont souffre la société (préjugés, obscurantisme, fanatisme, bellicisme) au profit des idées des Lumières (raison, tolérance, foi dans le progrès, esprit d'observation et d'expérimentation). Chassé de la cour par l'obscurantisme et le fanatisme, Micromégas répond par la « curiosité ». Le « voyage philosophique » va lui permettre d'observer, de questionner, de comparer. En découvrant les mœurs d'autres vivants, il va grandir dans la tolérance.

On trouve dans ce conte du fantastique dans la tradition de Rabelais, de Cyrano de Bergerac et de Swift, mais aussi l'écho des dernières avancées scientifiques, des règlements de compte, une méthode d'investigation, une critique des systèmes philosophiques traditionnels… Il introduit deux thèmes que l'on retrouvera dans Zadig et Candide : le « philosophe » dans la société et devant le cosmos ; le bonheur en liaison avec la philosophie.

Le relativisme donne l’unité au récit Le nom du personnage principal est composé de deux mots grecs : mikros (« petit ») et megas (« grand »). Chaque composante de l'univers « est » Micromégas, à la fois grande par rapport à plus petite qu’elle et petite par rapport à plus grande. Le livre est une leçon de relativisme : le grand et le petit n'ont rien d'absolu. La croyance en un absolu fait naître les préjugés et l’orgueil, contraires à la morale et à la philosophie.