L’étrange voyage de Donald Crowhurst ou un voyage au bout de la nuit
Par MES
Voyage au bout de la nuit, de la solitude, de la culpabilité, de la démence et de la mort ou, selon les commentaires sarcastiques de certains journalistes malveillants, sans doute la plus grande escroquerie maritime de tous les temps. Rendons justice à Sir Francis Chichester, qui fut pourtant l’un des premiers à soupçonner une fraude, mais qui a eu plus tard l’honnêteté de nommer ce voyage sans retour : le « drame de la mer de ce siècle ».
Deux journalistes du Sunday Times, MM. Ron Hall et Nicholas Tomalin ont enquêté sur l’affaire avec une précision d’entomologistes, dépouillant tous les documents disponibles, interrogeant les témoins, visitant l’épave et scrutant les éléments matériels. Leur livre retrace toutes leurs investigations et pèse les preuves avec impartialité. Malgré leur sympathie évidente pour la veuve et la famille du navigateur qui tiennent à la version accidentelle de sa disparition, ils ont eu le courage de donner leur opinion personnelle sur les motivations et les circonstances de sa mort.
Rappelons rapidement l’histoire :
Le 17 mars 1968, le journal britannique Sunday Times annonce un défi pour des voiliers : il organise une course autour du monde, en solitaire et sans escale, la « Golden Globe Race ». Cette première absolue va devenir mythique. D’abord, parce qu’elle « surfe » sur « le déluge d’eau salée que l’exploit de Chichester avait fait déverser sur la presse et la littérature ». La circumnavigation en solitaire achevée en mai 1967 par cet homme de soixante-cinq ans avait en effet soulevé dans le public et les médias un engouement sans précédent. Ensuite, parce qu’elle rassemble quelques aventuriers aux noms déjà prestigieux : les britanniques Bill Leslie King, Robin Knox-Johnston, John Ridgway, Chay Blyth, et les français Bernard Moitessier et Loïck Fougeron. Enfin, parce que, malgré le petit nombre de concurrents (neuf), elle est épique d’un bout à l’autre : abandons dramatiques, naufrage (Nigel Tetley), extravagante décision de Moitessier, donné comme vainqueur après avoir passé le cap Horn, de poursuivre sa « longue route », toujours sans escale, sans assistance et sans radio, accomplissant ainsi un tour du monde et demi, jusqu’aux îles du Pacifique. Et disparition d’un concurrent obscur, Donald Crowhurst, soupçonné puis convaincu d’avoir trompé les organisateurs de la course et les autres navigateurs et d’avoir erré dans l’Atlantique sud tout le temps que les autres faisaient le tour du globe, pour ne revenir en scène qu’à leur retour, à l’arrivée du périple. Sa dernière transmission radio est du 29 juin 1969, sa dernière inscription sur son journal de bord du 1er juillet. Son trimaran, « Teignmouth Electron », est repéré le 10 juillet par le paquebot « Picardy », à 1 800 milles de l’Angleterre. Il dérive doucement sous voile de cape à l’artimon.
Il est intact. Il est vide.
Huit mois dans le neuvième cercle de l’Enfer :
On a déjà du mal à imaginer ce que peuvent représenter pour un être humain mature et équilibré plusieurs mois d’isolement total et d’immobilisation physique dans un local exigu, soumis en plus aux aléas d’un environnement imprévisible et dangereux. On sait que les sous-mariniers et les astronautes subissent un entraînement très poussé. Leurs capacités de résistance physique et psychique à ce type de conditions de vie sont l’objet d’une étude et d’un diagnostic impitoyables. Pas de dépressifs ni d’angoissés dans les rangs de ces hommes et de ces femmes hors du commun. A-t-on jamais imaginé faire subir ce genre de tests aux capitaines de voilier et à leurs équipages ? Et pourtant on leur demande couramment d’accomplir des exploits sans défaillir. Le public et les médias qui ont acclamé les vainqueurs du « Vendée-Globe » » et acclameront demain ceux de la « Longue Route » et de la « Golden Globe Race 2018 » ont-ils conscience du degré d’héroïsme que ces épreuves exigent ?
Alors comment imaginer ce qu’a vécu en pleine mer plus de huit mois un homme qui eût été ordinaire s’il n’avait été la proie de démons personnels assez particuliers. On ne nous enlèvera pas de l’idée que la mortelle mésaventure de Donald Crowhurst a été causée par des problèmes psychiques bien plus que par des circonstances matérielles. La « pagaille et la hâte » dans lesquelles le départ a été effectué, l’impréparation : bateau mal fini, mal essayé, accastillage déficient, systèmes de sécurité non installés, approvisionnements hétéroclites et incomplets, tout cela est - en très amplifié - le sort de tout voilier qui part en mer. Quel bateau est-il jamais prêt ?
Il a très bien vu le problème, le témoin cité dans l’ouvrage : les coups de gueule de Donald Crowhurst contre son bateau et le chantier qui l’a construit (en un temps record) sont surtout dirigés contre lui-même. Au départ, à ses yeux, « tout allait être parfait et () les situations désespérées n’étaient en réalité que des revers passagers(…)(il avait) cette forme d’esprit sur-imaginatif qui ne cesse de prendre ses désirs pour des réalités ». Mais la mer ne pardonne rien.
Les avaries précoces et assez sérieuses qui l’accablent ne sont rien à côté de sa panique. Il se rend très bien compte – et très vite - qu’il ne « fait pas le poids ». Il faut être très courageux - et avoir des arrières bien assurés - pour reconnaître qu’on s’est trompé et qu’on n’est pas à la hauteur de l’épreuve. Tout le monde n’est pas Kevin Farebrother, cet australien, alpiniste émérite et connu, qui vient de se retirer de la Golden Globe Race 2018.
Comment ce malheureux Crowhurst aurait-il pu en faire autant ? Sa situation financière est dramatique, sa réputation personnelle et professionnelle est en jeu. Son rêve d’être l’émule et peut-être le maître de Francis Chichester (n’a-t-il pas essayé de se faire prêter Gipsy Moth IV ?) se fracasse contre le mur d’une réalité impitoyable : il est totalement incompétent. Il n’aucune expérience hauturière, il ne connaît pas les mers du Sud et australes, il n’a jamais navigué sur un trimaran, type de voilier déjà mal adapté à la circumnavigation. Et sa vie même est menacée. Soumis à une telle tension, son mental décroche. La paranoïa l’envahit, elle qui le guettait depuis longtemps à travers son goût de la transgression, son irréalisme, son effarante et persuasive confiance en soi. Elle l’emprisonne dans des liens qu’il ne pourra rompre.
Il faudrait être un navigateur accompli pour le juger.
Il faudrait être un juge inhumain pour le condamner…
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