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- Rencontre .... par F.L.

- Rencontre .... par F.L.

novembre 20/Virginie/

Source image : Pinterest

Le roman « Par action et omission »* est de ceux-là qui font rêver à la caverne d’Ali Baba. L’entrée n’est pas large mais après se déploient des espaces démesurés et fourmillent des personnages grandeur nature. Contrairement à beaucoup d’écrivains, anciens ou modernes, P.D. James donne à ses créatures des individualités caractérisées, même si elles sont de second, voire de troisième plan. Seul, l’écrivain véritable aime tant ses personnages qu’il ne peut les faire agir et parler que s’il les dote de physionomies et de tempéraments si bien détaillés qu’ils en deviennent vivants. Peut-être aussi est-ce une certaine conception du respect du lecteur. Une chose est sûre : qu’ils soient attachants ou haïssables, il est impossible de les oublier.

 

Il s’agit aujourd’hui d’une histoire dans l’histoire, presque inutile à la narration principale. On pourrait dire que cet épisode compliqué de baskets disparues et retrouvées n’est là que pour donner à P.D. James et à ses lecteurs le plaisir de rencontrer un être qui sort de l’ordinaire. S’agit-il d’une histoire vécue, d’une rencontre réelle ? c’est bien possible. On sent chez  l’écrivain une véritable jubilation à la retracer.

 

En deux mots, le cadre : sur un cap de la mer du Nord, aussi perdu et aride que possible, une centrale nucléaire, avec son personnel passionné, ses détracteurs tout aussi passionnés, des maisons isolées, des haines puissantes et des morts inexplicables. Un jeune ingénieur-chercheur de haut niveau à l’âme tourmentée se suicide en s’écrasant sur le haut d’un réacteur. Comme personne de ses proches ne veut mettre à ses propres pieds les baskets de luxe toutes neuves qu’il portait à sa mort, elles ont été données à la paroisse, mais elles disparaissent de la caisse où sont stockés anonymement les dons. Or, l’empreinte de l’une d’elles est trouvée à proximité de l’endroit où vient de se commettre un nouveau meurtre. La police est sur les dents pour retrouver cette chaussure devenue un indice important.

 

Adam Dalgliesh, poète-policier atypique, commandant de Scotland Yard, se trouve dans cette région de l’East Anglia, en principe pour de courtes  vacances. Catastrophe pour sa tranquillité, il est le premier à trouver le cadavre. A son corps défendant et même à sa très vive contrariété, il est mêlé à cette enquête qui n’est pas la sienne, comme témoin du meurtre et presque comme suspect.

 

Un matin, rentrant de courses au village,  il arrête sa voiture pour ouvrir la barrière qui ferme la route du cap. De l’autre côté, assis sur le talus, un homme en casquette, barbu et coiffé de deux grosses nattes grises, mange paisiblement une pomme. Au bout de ses longues jambes vêtues d’épais velours, une paire de baskets noir, blanc et gris, aussi neuve que le reste de ses vêtements est usagé. « Dalgliesh referma la barrière, puis s’approcha de lui et plongea son regard dans des yeux brillants d’intelligence. Si c’était un chemineau, l’acuité de son premier coup d’œil, son air d’assurance et la propreté de ses mains blanches assez délicates, en faisaient certainement une exception. Mais il était trop chargé pour être un simple marcheur (…). Dalgliesh lui dit : « Bonjour. Excusez-moi si j’ai l’air impertinent, mais d’où tenez-vous ces chaussures ? »  La voix qui lui répondit était cultivée, peut-être un peu pédante, une voix qui aurait pu être celle d’un maître d’école.

-J’espère que vous n’allez pas revendiquer leur propriété. Je regretterais que nos relations, bien que destinées sans aucun doute à être brèves, commencent par une contestation de ce genre.

-Non, elles ne sont pas à moi. Je me demandais depuis combien de temps elles étaient à vous ».

Sérénité sans affectation du vagabond, surprise un peu fascinée du policier, courtoisie cérémonieuse d’un dialogue incongru entre ces êtres si différents que réunit pourtant un même goût irrésistible et intransigeant de la liberté.

 

D’une façon assez comique et tout à  fait délectable, Dalgliesh lui explique le lien entre ces baskets et une enquête de police et Jonah, sans s’émouvoir outre mesure, raconte comment un inconnu lui a fait ce cadeau « par inadvertance », en fait l’a jeté pendant la nuit dans la casemate obscure où il dormait profondément après une étape épuisante de trente kilomètres.  Dalgliesh, qui à ses propres yeux ne peut faire moins, propose au vagabond une de ses paires de chaussures pour compenser celle dont il le prive si malencontreusement et semble-t-il de façon si injuste. Mis en confiance par cette offre aussi généreuse qu’inattendue, le chemineau qui prend un plaisir visible à parler, se lance dans des confidences.

 

On apprend ainsi que Jonah, qui se définit lui-même comme un « moderne bon à rien » a accepté d’être exilé par un frère huppé qui lui consent une petite pension s’il ne remet plus le pied dans leur ville. Il vit à la dure depuis vingt ans. Il a un programme annuel, des itinéraires réguliers et discrets, des haltes bien repérées où parfois les fermiers attendent sa venue comme d’un phénomène saisonnier, ses trucs, ses règles de vie d’une très grande sobriété.

 

Il a surtout une philosophie élaborée et très personnelle où une conscience très claire de la responsabilité de l’individu et de ses devoirs vis à vis du monde s’accommode à merveille du goût de l’errance et d’une paresse incoercible, presque revendiquée.

« (…) je lui ai dit que vingt livres par semaine suffisaient amplement. Je n’ai ni maison, ni impôts, ni chauffage, ni éclairage, ni téléphone, ni voiture. Je ne pollue rien, ni mon corps, ni l’environnement. Un homme qui ne peut pas se nourrir avec trois livres par jour doit ou manquer d’initiative ou être l’esclave de désirs immodérés ». « La plupart des chemineaux sont lamentables parce qu’esclaves de leurs passions, en général la boisson. Un homme libre de tous les désirs humains, sauf boire, manger et dormir, est vraiment libre ». Il affirme ne jamais se porter si bien qu’en hiver et se contenter d’acheter un gros pardessus tous les trois ans, en économisant sur sa pension. Il lit dans les bibliothèques publiques, achète ou échange des « poches » d’occasion sur les marchés. « Les lois de la route sont peu nombreuses et simples, mais impératives. Je vous les recommande. Le ventre libre, un bain par semaine, laine ou coton sur la peau, cuir aux pieds ».

 

En attendant que la police locale vienne récupérer chaussures et suspect, ce qu’il ne peut éviter, « Dalgliesh emmena Jonah au premier pour regarder la demi-douzaine de paires de souliers qu’il avait apportées. Pas de difficulté pour la pointure, mais Jonah les essaya toutes et les examina minutieusement, une par une, avant de faire son choix. Dalgliesh fut tenté de lui dire qu’une vie de simplicité et de renoncement ne lui avait pas fait perdre son goût pour le beau cuir. C’est avec quelque regret qu’il vit partir sa paire favorite – et la plus chère ».

 

Avant de monter dans la voiture des policiers, dûment chapitrés par un Dalgliesh ombrageux, «  le chemineau se tourna vers lui.

-Une mauvaise journée pour moi, Adam Dalgliesh. Dommage que je vous aie rencontré.

-Mais peut-être une bonne journée pour la justice.

-Oh, la justice ! C’est ça votre fond de commerce ? (…) La planète Terre se rue vers son anéantissement. Ce bastion de ciment au bord d’une mer polluée déchaînera peut-être les ténèbres finales. Sinon ce sera quelque autre folie de l’homme. (…) Ah, je vois un certain soulagement sur votre visage. Vous vous dites : « Bon, il est fou, ce chemineau. Plus besoin de le prendre au sérieux ».(…) Vous le savez, nous le savons tous.(…) Et quand l’obscurité définitive tombera, je mourrai, comme j’ai vécu, dans le premier fossé à peu près sec.

Puis il ajouta, avec un sourire étonnamment doux :

-Vos souliers aux pieds, Adam Dalgliesh ».

 

 

 

*traduit en français en 1990.



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